Dans le cadre de la question : « que vaut l’argent ? », voici la traduction de deux entretiens avec Bernard Lietaer. L’un date de 1997, l’autre de 2003.

La première interview, Beyond Greed and Scarcity, a été réalisée en 1997 par Sarah van Gelder pour la revue Yes!.

Au-delà de la cupidité et de la rareté

Peu de gens ont travaillé dans et sur le système monétaire dans autant d’institutions différentes que Bernard Lietaer. Il a servi cinq ans à la Banque Centrale belge, où son premier projet fut la conception et l’implémentation de la devise européenne unique (l’Euro). Il fut président de l’Electronic Payment System belge, et a développé des technologies pour des multinationales dans la gestion d’environnements à devises multiples.

Il a aidé des pays en voie de développement à améliorer leurs gains en devises et a enseigné la finance internationale à l’Université de Louvain dans sa Belgique native.

Bernard Lietaer fut également le gestionnaire principal et courtier en devises pour l’un des plus grands et des plus florissants fonds de devises offshore. Il travaille actuellement au Centre pour les Ressources Durables à l’Université de Californie à Berkeley.

La rédactrice de Yes! Sarah van Gelder s’est entretenue avec Bernard Lietaer au sujet des possibilités d’un nouveau type de devises mieux adapté à la construction de communautés et à la durabilité. Il est prêt à discuter de ce sujet sur internet à www.transaction.net/money.

Sarah van Gelder: Pourquoi mettez-vous tant d’espoir dans le développement de devises alternatives ?

Bernard Lietaer: L’argent est comme un anneau de fer que nous nous serions percé dans le nez. Nous avons oublié que nous l’avons conçu, et maintenant il nous entraîne partout. Je pense qu’il est temps de déterminer où nous voulons aller –selon moi vers la durabilité et la communauté– et concevoir un système monétaire pour nous y emmener.

SvG: Vous diriez que notre conception de l’argent est en réalité à la racine de ce qui arrive, et de ce qui n’arrive pas, dans une société ?

BL: C’est exact. Alors que les manuels d’économie prétendent que les gens et les entreprises sont en compétition pour les marchés et les ressources, j’affirme qu’en fait ils sont en compétition pour l’argent – en se servant des marchés et des ressources pour cela. Donc concevoir un nouveau système monétaire revient vraiment à redéfinir le but qui sous-tend tout cet effort humain.

De plus, je crois que la cupidité et la compétition ne sont pas le fruit d’un tempérament humain immutable ; je suis parvenu à la conclusion que la cupidité et la peur de la rareté sont en fait créées et amplifiées en permanence, comme conséquence du type de monnaie que nous utilisons. Par exemple, nous produisons plus de nourriture que nécessaire pour nourrir le monde entier, et il y a définitivement suffisamment de travail pour tout le monde sur la planète, mais il n’y a clairement pas assez d’argent pour payer tout le monde. La rareté provient de nos devises nationales. En fait, le travail des banques centrales est de créer et de maintenir cette rareté en devises. La conséquence directe est que nous devons nous battre entre nous pour survivre.

L’argent est créé lorsque les banques en prêtent (cf l’article de Thomas Greco). Lorsqu’une banque vous propose une hypothèque de 100000 $, elle ne crée que le principal, que vous dépensez et qui va circuler dans l’économie. La banque attend que vous remboursiez 200000 $ sur les dix prochaines années, mais elle ne crée pas ces 100000 $ supplémentaires – l’intérêt. A la place, la banque vous envoie dans le vaste monde vous battre contre tous les autres habitants afin de récupérer ces 100000 $ supplémentaires.

SvG: Donc des gens doivent perdre pour que d’autres gagnent ? Certains doivent être incapables de rembourser leurs prêts pour que d’autres puissent récupérer l’argent nécessaire pour payer les intérêts ?

BL: C’est cela. Toutes les banques font la même chose lorsqu’elles prêtent de l’argent. C’est pourquoi les décisions des banques centrales comme la Fed aux Etats-Unis sont si importantes : le relèvement des taux d’intérêt induit automatiquement une plus grande proportion de faillites inévitables.

Donc quand votre banque vérifie votre « score de crédit », ce qu’elle fait en réalité est analyser si vous êtes capable d’entrer en compétition et de gagner contre tous les autres joueurs – si vous êtes capable d’extraire ces 100000 $ qui n’ont pas été créés. Et si vous echouez, vous perdez votre maison, ou toute autre valeur que vous avez engagée.

SvG: Cela influence aussi le taux de chômage.

BL: C’est certainement un facteur important, mais il y a plus. Les technologies de l’information nous permettent d’atteindre une très bonne croissance économique sans augmentation du nombre d’emplois. Je crois que nous vivons aujourd’hui une des dernières périodes dirigées par le travail. Comme Jeremy Rifkin le défend dans son livre The End of Work, il n’y aura plus d’emplois, même dans les « bons moments ».

Une étude faite par la Fédération Internationale des Travailleurs de la Métallurgie à Genève prédit que dans les 10 prochaines années 2 ou 3 pour-cent de la population mondiale sera à même de produire tout ce dont nous avons besoin sur la planète. Même s’ils se trompent d’un facteur 10, il restera la question de ce que feront les autres 80% de l’humanité.

Ma prédiction est que les devises locales seront un outil essentiel dans la construction sociale du 21e siècle, ne serait-ce que pour la question de l’emploi. Je n’affirme pas que ces devises locales vont ou devraient remplacer les devises nationales ; c’est pourquoi je les appelle devises « complémentaires ». Les devises nationales, générant de la compétition, auront toujours un rôle dans le marché compétitif mondial. Je crois, cependant, que les devises complémentaires locales sont bien mieux adaptées pour développer des économies coopératives, locales.

SvG: Et ces économies locales créeront une forme d’emplois non menacés d’extinction ?

BL: Dans une première étape, c’est vrai. Par exemple en France il y a maintenant 300 réseaux d’échange local, appelés « grains de sel » (ndt : admirez le jeu de mots, un SEL étant un Système d’Echange Local ; cependant c’est plutôt l’unité monétaire locale qui est appelée ainsi.). Ces systèmes –qui sont apparus exactement où et quand le taux de chômage atteignait environ 12%– facilitent les échanges dans tous les domaines, de la location aux productions organiques, mais ne font pas que cela. Toutes les deux semaines, en Ariège, dans le sud-ouest de la France, il y a une grande fête. Les gens viennent pour échanger non seulement des fromages, des fruits, et des gâteaux, comme lors des jours normaux de marché, mais également des heures de plomberie, des coupes de cheveux, des leçons de voile ou d’anglais. Seules les devises locales sont acceptées !

Les devises locales créent du travail, et je fais une distinction entre un travail et un emploi. Un emploi est ce que vous faites pour gagner votre vie, un travail est ce que vous faites parce que vous aimez ça. Je m’attends à ce que les emplois deviennent progressivement obsolètes, mais il reste encore une quantité de travail presque infinie à réaliser.

Par exemple en France vous trouvez des gens offrant des leçons de guitare en échange de cours d’allemand. Aucun ne paiera en francs français. Ce qui est appréciable à propos des devises locales c’est que quand les gens créent leur propre argent ils n’ont pas besoin d’incorporer un facteur de rareté. Et ils n’ont pas besoin d’aller chercher de l’argent ailleurs pour avoir un moyen de faire un échange avec un voisin.

Les dollars temporels d’Edgar Cahn sont un exemple classique. A partir du moment où entre deux personnes il existe un accord concernant une transaction basée sur des dollars temporels, celles-ci créent littéralement la « monnaie » nécessaire au processus ; il n’y a pas de rareté de la devise. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y en ait une réserve infinie ; vous ne pouvez pas me donner 500000 heures – personne n’a 500000 heures à donner. Donc il y a un plafond, oui, mais il n’y a pas de rareté artificielle. Au lieu de monter les gens les uns contre les autres, le système les aide à coopérer.

SvG: Donc vous suggérez que la rareté n’a pas à être érigée en principe directeur de notre système économique. Mais la rareté n’est-elle pas absolument essentielle à l’économie, spécialement dans un monde aux ressources limitées ?

BL: Mon analyse sur cette question est basée sur le travail de Carl Gustav Jung car il est le seul à disposer d’un cadre théorique pour la psychologie collective, et l’argent est fondamentalement un phénomène de psychologie collective.

Un concept clé que Jung utilise est celui d’archétype, qui peut être défini comme un champ émotionnel qui mobilise les gens, individuellement ou collectivement, dans une direction particulière. Jung a montré qu’à chaque fois qu’un archétype particulier est réprimé, deux types d’ombres émergent, de polarisations opposées.

Par exemple, si mon Moi supérieur –qui correspond à l’archétype du Roi ou de la Reine– est réprimé, je vais me comporter soit en Tyran, soit en Faible. Ces deux ombres sont connectées l’une à l’autre par la peur. Un Tyran est tyrannique parce qu’il a peur de paraître faible ; un Faible a peur d’être tyrannique. Seul un être ne craignant aucune de ces deux ombres peut incarner l’archétype du Roi.

Maintenant appliquons ce concept à un phénomène bien documenté – la répression de l’archétype de la Déesse-Mère. L’archétype de la Déesse-Mère était très important dans le monde occidental à partir du déclin de la Préhistoire tout au long de l’époque pré-indo-européenne, et l’est toujours dans de nombreuses cultures contemporaines. Mais cet archétype a été violemment réprimé en Occident durant au moins 5000 ans à partir des invasions indo-européennes –avec le renfort de la perspective anti-Déesse du judéo-christianisme, marquée par trois siècle de chasse aux sorcières– et tout au long de l’époque victorienne.

S’il se produit une répression d’un archétype d’une telle ampleur et sur une si longue période, les ombres se manifestent d’une manière très puissante dans la société. Après 5000 ans les gens considèrent les comportements associés à ces ombres comme normaux.

La question que je pose est très simple : quelles sont les ombres de l’archétype de la Déesse-Mère ? Je propose que ces ombres soient la cupidité et la peur de la rareté. Donc il ne devrait pas paraître surprenant qu’à l’époque victorienne –à l’apogée de la répression de la Déesse-Mère– un instituteur écossais nommé Adam Smith remarqua une forte cupidité et une grande rareté autour de lui, et qu’il assuma que c’était la façon dont toutes les sociétés « civilisées » fonctionnaient. Smith, comme vous le savez, créa l’économie moderne, qui peut être définie comme un moyen de distribuer des ressources rares à travers le mécanisme de la cupidité individuelle, personnelle.

SvG: Wow ! Donc si la cupidité et la rareté sont les ombres, qu’est-ce que l’archétype de la Déesse-Mère lui-même représente en termes économiques ?

BL: Faisons tout d’abord la distinction entre la Déesse, qui représentait tous les aspects de la Divinité, et la Déesse-Mère, qui symbolisait spécifiquement la planète Terre – la fertilité, la nature, le flux d’abondance dans tous les aspects de la vie. Quelqu’un qui a assimilé l’archétype de la Déesse-Mère a confiance en l’abondance de l’univers. C’est quand vous n’avez pas cette confiance que vous voulez un bon compte en banque. Le premier type qui a accumulé des tas de choses comme protection face à un futur incertain a dû commencer à défendre sa réserve face à l’envie et aux besoins de tous les autres. Si une société a peur de la rareté elle va en définitive générer un environnement dans lequel se trouveront de très bonnes raisons de vivre dans la peur de la rareté. C’est une prophétie auto-réalisatrice !

De plus, nous vivons depuis longtemps avec l’impression que nous devons créer de la rareté pour créer de la valeur. Bien que cela soit valide dans quelques domaines matériels, nous l’extrapolons à d’autres considérations pour lesquelles ce raisonnement n’est pas forcément pertinent. Par exemple, rien ne nous empêche de distribuer gratuitement de l’information. Le coût marginal de l’information est pratiquement nul aujourd’hui. Pourtant, nous inventons le copyright et les brevets pour tenter de préserver sa rareté.

SvG: Donc la crainte de la rareté crée la cupidité et l’accumulation, qui à leur tour créent la rareté qui était redoutée. Alors que les cultures incarnant la Déesse-Mère sont basées sur l’abondance et la générosité. Ces idées ne sont-elles pas implicites dans la définition que vous donnez de la communauté ?

BL: Ce n’est en fait pas ma définition, c’est étymologique. Le mot « communauté » vient du latin munus, qui signifie cadeau, et cum, qui entre autres signifie ensemble. Donc communauté signifie littéralement se donner les uns les autres. C’est ainsi que je définis ma communauté comme un groupe de personnes qui reçoivent et font honneur à mes cadeaux, et de qui je peux raisonnablement attendre de recevoir d’autres cadeaux en retour.

SvG: Et les devises complémentaires peuvent faciliter l’échange de cadeaux.

BL: La majorité des devises complémentaires que je connais ont été démarrées avec l’objectif de créer des emplois, mais il y a un groupe croissant de personnes qui commencent à créer des devises locales spécifiquement pour lancer une communauté.

Par exemple je trouverais bizarre d’appeler mon voisin dans la vallée et de lui dire, « Je remarque que vous avez de nombreuses poires sur votre arbre. Pourrais-je les avoir ? ». J’aurais le sentiment de devoir lui offrir quelque chose en échange. Mais si je lui offre des précieux dollars, je pourrais tout aussi bien aller au supermarché, et nous finissons par ne pas utiliser ses poires. Si j’ai une monnaie locale, il n’y a pas de rareté dans le moyen d’échange, et donc acheter ses poires devient un prétexte pour interagir. A Takoma Park, dans le Maryland, Olaf Egeberg a lancé une devise locale dans le but de faciliter ce type d’échanges au sein de sa communauté. Et les participants reconnaissent que c’est exactement ce qui s’est passé.

SvG: Cela soulève la question de savoir si les devises locales peuvent également être un moyen pour les gens de satisfaire leurs besoins basiques d’alimentation et de logement, ou si ces secteurs restent partie intégrante de l’économie compétitive.

BL: Beaucoup de gens adorent jardiner, mais ne peuvent pas en vivre dans le monde compétitif. Si un jardinier est sans emploi, et que je suis également sans emploi, dans l’économie normale nous allons tous les deux mourir de faim. Cependant avec les monnaies complémentaires, il peut faire pousser mes salades, que je paye en devises locales gagnées en rendant un autre service à un tiers.

A Ithaca, les « heures » sont acceptées au marché des fermiers ; les fermiers peuvent utiliser la devise locale afin d’engager quelqu’un pour les aider aux récoltes ou à faire des réparations. Des propriétaires acceptent des heures comme loyer, surtout s’ils n’ont pas d’hypothèques devant être payées en dollars rares.

Quand vous avez une monnaie locale, il devient rapidement clair ce qui est local et ce qui ne l’est pas. K-Mart n’acceptera que des dollars ; leurs fournisseurs sont à Hong Kong ou à Kansas City. Mais le supermarché local d’Ithaca accepte les heures aussi bien que les dollars. En utilisant une monnaie locale vous créez un biais en faveur de la durabilité locale.

SvG: Les monnaies locales fournissent également aux communautés un système de tampon face aux hauts et aux bas de l’économie globale. Vous avez été en charge de surveiller, gérer, et même d’aider à mettre au point le système financier mondial. Pourquoi des communautés voudraient-elles s’en isoler ?

BL: Tout d’abord, le système monétaire officiel actuel n’a rien à voir avec l’économie réelle. Juste pour vous donner une idée, les statistiques de 1995 indiquent que le volume de devises échangées au niveau mondial est de 1,3 billion de dollars par jour. Ce qui est 30 fois le produit intérieur brut (PIB) journalier de tous les pays développés réunis (OCDE). Le PIB annuel des Etats-Unis est échangé dans le marché tous les trois jours ! Sur ce volume, seulement 2 ou 3 pour-cent ont à voir avec du commerce ou de l’investissement réel ; le reste prend place dans le cyber-casino spéculatif mondial. Ce qui signifie que l’économie réelle a été reléguée à un simple glaçage sur le gâteau spéculatif, l’exact opposé de l’état des choses il y a vingt ans.

SvG: Quelles sont les conséquences de tout cela ? Qu’est-ce que cela signifie pour ceux d’entre nous ne conduisant pas de transactions à travers les frontières internationales ?

BL: Une chose est sûre, le pouvoir s’est déplacé irrévocablement des gouvernements vers les marchés financiers. Quand un gouvernement fait quelque chose qui n’est pas du goût des marchés –comme les Britanniques en 91, les Français en 94, ou les Mexicains en 95–, personne ne s’assied à une table pour dire « Hou, vous ne devriez pas faire cela. ». Une crise monétaire se manifeste simplement dans la devise en question. Donc, quelques centaines de personnes, qui ne sont élues par personne et qui n’ont aucune responsabilité collective d’aucun genre, décident combien vaut votre pension de retraite – entre autres.

SvG: Vous avez aussi parlé de la possibilité d’un crash dans ce système…

BL: Oui, je l’entrevois aujourd’hui dans les 5 ou 10 ans avec une probabilité de 50%. Beaucoup de gens disent que c’est plutôt 100%, d’ici un horizon bien plus proche. George Soros, qui a vécu en faisant ce que j’avais l’habitude de faire –spéculer sur les devises– a conclu : « l’instabilité est cumulative, donc un effondrement potentiel des echanges flottant librement est en fin de compte virtuellement assuré ».

Joel Kurtzmann, ex-rédacteur à la Harvard Business Review, intitule sont dernier livre « La mort de l’argent » et prévoit un effondrement imminent dû à la frénésie spéculative. Simplement pour voir comment cela pourrait arriver : toutes les réserves des Banques Centrales de l’OCDE représentent à peu près 640 milliards de dollars. Donc dans une situation de crise si toutes les Banques Centrales devaient s’entendre pour travailler ensemble (ce qu’elles ne font jamais) et si elles utilisaient l’ensemble de leurs réserves (ce qui est encore une chose qui n’arrive jamais) elles n’auraient les fonds que pour contrôler la moitié du volume de transactions d’un jour normal. En temps de crise ce volume peut facilement doubler ou tripler, et les réserves totales des Banques Centrales ne tiendraient que deux ou trois heures.

SvG: Et le résultat serait ?

BL: Si cela arrivait, nous serions alors soudain dans un tout autre monde. En 1929, le marché des changes s’est effondré, mais l’étalon-or a tenu. Le système monétaire a tenu. Ici nous sommes en prise avec quelque chose de plus fondamental. Le seul précédent que je connaisse est la chute de l’Empire romain, qui a mis fin à la devise romaine. C’était bien sûr à une époque où il fallait environ un siècle et demi pour que l’effondrement se propage à travers l’empire ; aujourd’hui cela prendrait quelques heures.

SvG: Donc les devises locales confèreraient une certaine résistance à une communauté, pouvant l’aider à survivre à l’écroulement d’une devise ou autre crise internationale. Vous avez également mentionné que les monnaies locales aidaient à promouvoir la durabilité. Quelle est la connexion ?

BL: Pour comprendre cela, nous devons voir la relation entre les taux d’intérêt et les façons dont nous bradons le futur.

Si je demande : « voulez-vous 100$ aujourd’hui ou 100$ dans un an ? », la plupart des gens voudraient l’argent tout de suite simplement parce qu’on peut déposer cet argent sans risque dans un compte en banque et récupérer disons 110$ un an après. Une autre façon de voir cela est que mon offre de 100$ dans un an est à peu près équivalente à une offre de 90$ aujourd’hui. Cette manière de brader le futur est traduite par la notion de « discounted cash flow » (« argent réduit »).

Cela signifie qu’avec notre système monétaire actuel il est logique d’abattre des arbres et de mettre l’argent correspondant à la banque ; l’argent sur le compte croîtra plus vite que les arbres. Il est logique d' »économiser » de l’argent en construisant des maisons mal isolées puisque le coût réduit de l’énergie supplémentaire à apporter est inférieur au coût d’une bonne isolation sur la durée de vie de la maison. Nous pouvons néanmoins concevoir un système monétaire qui fait l’inverse ; c’est-à-dire qui crée une pensée long-terme via ce qu’on pourrait appeler une « dévaluation monétaire ». Cette dévaluation monétaire est un concept développé par Silvio Gesell il y a un siècle. Son idée était que l’argent est un bien public –comme le télephone ou les transports en commun– et que nous devions faire payer un faible prix pour son utilisation. En d’autres termes il s’agit de créer un taux d’intérêt négatif plutôt que positif. Qu’est-ce que cela ferait ? Si je vous donnais un billet de 100$ et que je vous disais que d’ici un mois vous deviez payer 1$ pour que cet argent reste valide, que feriez-vous ?

SvG: Je suppose que j’essaierais d’investir cet argent dans quelque chose d’autre.

BL: Exactement. Vous connaissez l’expression : « l’argent est comme l’engrais, il n’est utile que là où il est répandu ». Dans le système de Gesell, les gens n’utiliseraient l’argent que comme moyen d’échange, mais pas pour stocker de la valeur. Cela créerait du travail, en encourageant la circulation, et renverserait cette motivation pour le court-terme. Au lieu d’abattre des arbres pour mettre de l’argent en banque vous préféreriez investir votre argent dans des arbres vivants ou installer une bonne isolation dans votre maison.

SvG: Cela a-t-il déjà été essayé ?

BL: Je n’ai trouvé que trois périodes : l’Egypte antique, une période de trois siècles durant le Moyen-Age en Europe, et quelques années dans les années 30. En Egypte ancienne, si vous stockiez des céréales vous receviez un jeton, échangeable, qui devint une devise. Si vous reveniez un an plus tard avec 10 jetons, vous n’auriez obtenu en échange que pour 9 jetons de céréales, car les rats et l’usure auraient réduit les quantités exploitables, et parce qu’il fallait bien payer les gardes. Donc cela s’apparentait à une dévaluation.

L’Egypte était le garde-manger de l’Antiquité, le joyau du Nil. Pourquoi ? Parce qu’au lieu d’entreposer les valeurs sous forme d’argent, chacun investissait dans des ressources productives qui dureraient éternellement – comme l’aménagement du territoire et les systèmes d’irrigation. Une preuve que le système monétaire avait un lien direct avec cette richesse est que tout s’est arrêté rapidement dès que les Romains remplacèrent le « grain standard » égyptien par leur propre monnaie, avec des taux d’intérêts positifs. Après cela l’Egypte a cessé d’être le garde-manger, pour devenir un pays en développement, comme on dit aujourd’hui.

En Europe durant le Moyen-Age –du 10e au 13e siècle–, les devises locales étaient émises par les seigneurs locaux, et elles étaient périodiquement rappelées et réémises, avec collecte d’une taxe pendant le processus. Encore une fois c’était une forme de dévaluation qui rendait l’argent indésirable pour stocker des valeurs. Le résultat fut une culture florissante et un bien-être répandu, correspondant exactement à la période d’utilisation de ces devises locales. Pratiquement toutes les cathédrales ont été construites durant cette période. Si vous pensez à ce qui est nécessaire à une petite ville en termes d’investissement pour bâtir une cathédrale, c’est extraordinaire.

SvG: Parce que les cathédrales prennent des générations à être construites ?

BL: Ce n’est pas seulement ça. Mis à part le rôle évidemment symbolique et religieux –que je ne veux pas minimiser–, il faut se souvenir que les cathédrales avaient une importante fonction économique : elles attiraient des pèlerins qui, d’un point de vue affairiste, jouaient un rôle similaire à celui des touristes aujourd’hui. Ces cathédrales étaient construites pour durer pour toujours et créer un flux de rentrées à long terme pour la communauté. C’était un moyen de créer de l’abondance pour vous et vos descendants pour 13 générations ! La preuve est que ça marche encore aujourd’hui : à Chartres par exemple, la majorité des commerces de la ville vivent toujours grâce aux touristes visitant la cathédrale, 800 ans après son achèvement !

Lorsque l’avènement de la poudre a permis aux rois de centraliser le pouvoir au début du 14e siècle, la première chose qu’ils ont faite fut de monopoliser le système monétaire. Que se passa-t-il ? Plus aucune cathédrale ne fut construite. La population était tout aussi chrétienne, mais la motivation économique pour les investissements collectifs à long terme avait disparu.

Je parle des cathédrales simplement à titre d’exemple. Les registres du 12e siècle montrent que les moulins et autre ressources productives étaient maintenus à une qualité extraordinaire, où des parties étaient remplacées bien avant d’être inutilisables. Des études récentes ont révélé que la qualité de vie du paysan lambda en Europe atteignit son apogée au 12e et 13e siècle, peut-être même supérieure à celle d’aujourd’hui. Quand vous ne pouvez pas garder votre épargne sous forme monétaire vous l’investissez dans quelque chose qui produira de la valeur dans le futur. Donc cette forme de monnaie a créé un extraordinaire essor économique.

SvG: Cependant il s’agissait d’une période de suprématie chrétienne en Europe, et on peut donc supposer que l’archétype de la Déesse-Mère était toujours réprimé.

BL: En fait, un symbole religieux très intéressant est devenu prépondérant à cette époque : la fameuse « Vierge Noire ». Il y avait des centaines de ces statues du 10e au 13e siècle, qui étaient en réalité des statues d’Isis avec l’enfant Horus sur ses genous, importées directement d’Egypte pendant les premières croisades. Sa chaise spéciale, très verticale, était appelée « cathedra » –dont dérive le mot cathédrale– et cette chaise était précisément le symbole exact identifiant Isis en Egypte antique. Les statues de la Vierge Noire étaient identifiées également pendant l’époque médiévale comme l' »Alma Mater » – littéralement la « Mère Généreuse », une expression encore utilisée aujourd’hui en Amérique pour désigner l’université-mère de quelqu’un.

Les Vierges Noires étaient en continuité directe avec la Déesse-Mère dans une de ses formes les plus anciennes. Elle symbolisait la naissance et la fertilité, la richesse de la terre. Elle symbolisait l’esprit incarné dans la matière, avant que les sociétés patriarcales ne séparent l’esprit de la matière. Donc nous avons un lien archétypal direct entre les deux civilisations qui ont spontanément créé un système monétaire muni d’un mécanisme de dévaluation tout en générant un niveau d’abondance extraordinaire pour la population : l’Egypte antique et l’Europe du 10-13e siècle. Ces systèmes de devises correspondent exactement à l’honoration de cet archétype.

SvG: C’est très intéressant ! Quel potentiel voyez-vous pour les devises locales afin d’amener cet archétype de la Déesse-Mère, d’abondance et de générosité, dans notre système économique actuel ?

BL: Les plus grands défis auxquels je crois que l’humanité soit confrontée aujourd’hui est la durabilité ainsi que les inégalités et les fractures dans les communautés, créant des tensions résultant dans la violence et les guerres. Nous pouvons attaquer ces deux problèmes avec le même outil, en créant consciencieusement des systèmes de devises perfectionnant la communauté et la durabilité.

Significativement nous avons observé ces dernières décennies un net réveil de l’archétype féminin. Cela n’est pas reflété uniquement dans les mouvement féministes, dans l’augmentation massive des préoccupations écologiques, ou dans les nouvelles épistémologies réunissant l’esprit et la matière, mais aussi dans les technologies nous permettant de remplacer les hiérarchies par des réseaux (tel Internet). Ajoutez à cela le fait que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité nous avons à disposition les technologies de production d’une abondance sans précédent. Tout cela converge vers une opportunité extraordinaire de combiner le matériel de nos technologies d’abondance au logiciel de notre réorientation archétypale.

Une telle combinaison n’a jamais été disponible à cette échelle et à cette vitesse : elle nous permet d’envisager consciencieusement l’argent afin qu’il travaille pour nous, au lieu que nous devions travailler pour lui. Je propose que nous choisissions de développer des systèmes monétaires qui nous permettront d’atteindre la durabilité et la communauté sur une échelle locale et globale. Ces objectifs sont à notre portée en moins d’une génération. Que nous les matérialisons ou pas dépendra de notre capacité à coopérer mutuellement afin de réinventer, avec conscience, l’argent.

Entretien avec Bernard Lietaer, par Sarah van Gelder, Yes!, 1997
Traduction fr : Little Neo, nov 2008
La seconde interview, Complementary currencies for social change, a été réalisée par Ravi Dykema, et est parue dans la revue Nexus de juillet/août 2003.

Des monnaies complémentaires pour un changement social

Qu’est-ce que l’argent ? Et comment parvient-il à résoudre les maux de la société ? Bernard Lietaer, auteur du livre à paraître Access to Human Wealth: Money beyond Greed and Scarcity (Access Books, 2003) a consacré sa vie à explorer ces questions. Il a été impliqué dans le monde des systèmes monétaires durant plus de 25 ans, et son expérience en matière monétaire s’étend des multinationales aux pays en développement. Il fut un des architectes du mécanisme de convergence vers l’Euro, et fut président de l’Electronic Payment System dans sa native Belgique. Il co-fonda également un des plus grands et des plus florissants fonds de devises.

Bernard Lietaer est l’auteur de neuf livres sur l’argent et la finance, incluant The Future of Money (Random House, 2001), The Mystery of Money (Riemann Verlag, 2000), et un livre pour enfants, The World of Money (Arena Verlag, 2001). Anciennement professeur de finance internationale à l’Université de Louvain, il travaille actuellement au Centre pour les Ressources Durables à l’Université de Californie (Berkeley), et deviendra cet automne professeur à l’Université Naropa. Ici, Bernard Lietaer partage ses points de vue sur les insuffisances de notre système monétaire traditionnel, les avantages à créer des devises complémentaires, et les moyens de parvenir à des améliorations sociales durables.

Ravi Dykema: Vous avez une expérience certaine, sur la scène mondiale, de la monnaie et de l’argent. C’est l’univers dans lequel vous avez évolué une grande partie de votre vie.

Bernard Lietaer: Oui, à la fois dans le domaine de la monnaie conventionnelle telle que l’Euro, et plus récemment dans celui des systèmes monétaires alternatifs. Hors de la vue des radars de la pensée officielle, il s’est produit partout dans le monde une véritable résurgence, ces 15-20 dernières années, de ce que j’appellerais les monnaies complémentaires, des devises utilisées à une échelle bien plus petite que le territoire national, et pouvant contribuer à résoudre des problèmes sociaux, environnementaux, et éducatifs.

RD: Les gens peuvent supposer que quelqu’un travaillant dans le domaine des devises est un matérialiste. Cependant il semble que vos intérêts se portent sur le changement social à travers l’utilisation de monnaies complémentaires. Comment en êtes-vous arrivé à cet autre aspect ?

BL: La raison pour laquelle je suis initialement allé travailler à la Banque Centrale était de voir s’il était possible d’améliorer le système monétaire conventionnel de l’intérieur. J’avais auparavant travaillé un certain nombre d’années en Amérique du Sud, et constaté les dommages que le système en place avait provoqués, à une échelle immense, en Amérique Latine.

RD: Vous pensiez que le système monétaire était en cause, et non les dirigeants ?

BL: C’est l’histoire de l’oeuf et de la poule. Une devise instable est égale à un gouvernement instable. Il n’y a pratiquement aucun moyen aujourd’hui pour un pays en développement d’avoir une politique monétaire raisonnable avec les règles du jeu actuelles. Joseph Stiglitz, prix Nobel en économie et anciennement à la tête de la Banque Mondiale, établit le même constat dans son livre Globalization and Its Discontents (Penguin, 2002). Que vous fixiez votre devise sur le dollar ou la laissiez flotter, vous finissez avec un problème monétaire ingérable, comme le Brésil, la Russie, ou l’Argentine, ont pu l’expérimenter. Quatre-vingt sept pays ont connu une crise monétaire majeure ces 25 dernières années. Leur politique fiscale leur est imposée par le Fonds Monétaire international (FMI). Je pense que si les Etats-Unis devaient vivre avec les mêmes règles que celles qu’ils ont imposées, disons, au Brésil, ils deviendraient un pays en développement en une seule génération. C’est le système qui est instable, injuste, et dysfonctionnel.

La majorité de l’humanité a traversé une crise monétaire récente au moins une fois déjà. Nous vivons ici, en Amérique, sur un île de stabilité. Mais même cette perception est illusoire. Nous pourrions avoir un effondrement du dollar avec les règles en vigueur.

Nous sommes confrontés à système instable, défaillant. En 1975 j’étais parvenu à la conclusion qu’il se produirait une série systémique de crashs monétaires, commençant en amérique Latine. Et c’est pourquoi j’ai écrit mon livre sur les raisons pour lesquelles le système ne fonctionnait pas et son impact sur le développement de l’Amérique Latine: L’Europe, l’Amérique Latine, et les multinationales (Praeger, 1979). J’ai prédit que le premier crash en Amérique Latine aurait lieu vers le début des années 80. C’est en fait arrivé en 1981 au Mexique. Depuis nous avons eu plus de 80 pays ayant connu des crises semblables.

RD: Alors quelqu’un ne relie pas les points ? Que se passe-t-il exactement ?

BL: Je vais dire ça comme ça. Les grandes puissances actuelles n’ont aucun intérêt à relier les points. Si une nouvelle réunion monétaire internationale comme Bretton Woods devait avoir lieu, l’ordre du jour serait le rôle du dollar. Donc les Etats-Unis n’ont pas d’intérêt à une telle réunion. Le dollar est en position très privilégiée.

RD: Mais cela resterait toujours le cas, n’est-ce-pas, étant donnée notre position économique dominante ?

BL: Je ne veux pas dépenser beaucoup de temps et d’énergie à attaquer le système en place. C’est un fait évident que l’Amérique est la seule super puissance. Mais quand on dit « Evidemment, il y a des crises fiscales dans certains pays car les gouvernements sont moins stables », ma question est : « Combien de temps tiendrait n’importe quel gouvernement dans un pays sujet à des coupures permanentes dans les programmes d’éducation, les développements sociaux, la construction des routes et tous les autres projets? » Comment cela pourrait-il mener à un système gouvernemental démocratique stable ? Comme je le disais, c’est l’histoire de l’oeuf et la poule.

Il n’y a aucun moyen de gagner dans le système économique actuel, particulièrement pour les pays les moins développés. Ce n’est pas un accident si les investissements dans le Tiers-monde ont chuté d’un tiers depuis 1975. Aujourd’hui, les investissements ont lieu essentiellement entre pays développés, et cette tendance n’est pas prête de créer un monde durable de sitôt.

RD: Alors le Tiers-monde est tout simplement laissé à l’abandon ?

BL: Oui. Des continents entiers. Par exemple, pour quasiment tous les dossiers en cours l’Afrique a disparu de la carte économique mondiale.

RD: Et reconsidérer et modifier le système monétaire en lui-même pourrait changer cela ?

BL: Correct. Et la bonne nouvelle est que la modification du système monétaire a déjà commencé, si on sait où regarder.

RD: Y a-t-il beaucoup de personnes partageant votre opinion ?

BL: La plupart des gens ne voient pas ce qui arrive aujourd’hui en termes d’innovation monétaire. Que croyez-vous qu’un coupon « frequent flyer mile » soit, sinon une monnaie émise par une compagnie d’aviation ? En Grande-Bretagne vous pouvez aller à Sainsbury, la plus grande chaine de supermarchés, et utiliser des coupons British Airways pour payer vos achats. Vous pouver obtenir cette devise sans même prendre l’avion. Sur les cartes Visa vous avez des Miles, que vous pouvez utiliser pour régler les appels longue distance, les taxis, les restaurants, les hôtels.

D’abord, définissons ce qu’est une monnaie, car la plupart des manuels ne définissent pas ce qu’est l’argent. Je définis l’argent, ou la monnaie, comme un accord au sein d’une communauté d’utiliser quelque chose comme moyen d’échange. Ce n’est donc pas un objet, c’est simplement un accord – comme un mariage, comme un parti politique, comme un contrat. Et la plupart du temps cela est fait inconsciemment. Personne ne vous a demandé si vous souhaitiez utiliser des dollars. Nous vivons avec cet argent comme un poisson dans l’eau, le considérant comme un environnement nécessaire.

Maintenant le point est : il existe beaucoup de nouveaux accords établis dans certaines communautés sur le type de moyens d’échange qu’ils acceptent. Comme je le disais en Grande-Bretagne vous pouvez utiliser les Miles comme monnaie. Ce n’est pas une devise légale, mais avec vous pouvez faire vos courses au supermarché. Et aux Etats-Unis, ce n’est qu’une question de temps avant que des monnaies issues du privé ne soient acceptées pour les transactions. Même Alan Greenspan, le gouverneur de la Réserve Fédérale, et donc le gardien officiel du système monétaire conventionnel, a déclaré : « Nous assisterons à un retour aux devises privées au XXIe siècle. »

RD: En d’autres termes, les monnaies privées sont de retour. Qu’est-ce que ça impliquerait pour les gens pauvres, pour le Tiers-monde ?

BL: Je vous ai donné ce premier exemple d’une devise privée commerciale car c’est assez parlant pour vos lecteurs. Mais en plus de ces devises commerciales il y a maintenant plus de 4000 communautés dans le monde ayant lancé leur propre monnaie à des fins sociales.

A titre d’exemple, il y a environ 300 ou 400 systèmes de devises privées au Japon pour payer aux retraités les dépenses de soins non couvertes par l’assurance santé nationale. Ils sont appelés « fureai kippu » (tickets de relation d’attention). Le principe de fonctionnement est le suivant : supposons que dans ma rue vive un homme à la retraite, handicapé, ne pouvant pas aller seul faire ses courses. Je fais ses achats pour lui, je l’aide à la cuisine, et au bain rituel, qui est très important au Japon. Pour l’aide apportée je reçois des crédits, que je mets sur un compte épargne, et le jour où je tombe malade il me sera possible d’avoir d’autres personnes qui m’aideront. Ou alors, je peux envoyer électroniquement ces crédits à ma mère qui habite à l’autre bout du pays, afin que quelqu’un s’occupe d’elle.

Voilà un agrément au sein d’une communauté d’utiliser un moyen de paiement différent de la monnaie nationale, pour résoudre un problème social. Et cela donne la possibilité à ces centaines de milliers de personnes de rester dans leur maison bien plus longtemps qu’ils ne pourraient le faire autrement. Sinon, il faut mettre la plupart de ces séniors dans une maison de retraite, ce qui coûte un bras et une jambe à la société, et où ils sont malheureux. Donc personne n’est gagnant, contrairement au Japon qui a créé une devise pour le soin des retraités.

Aux Etats-Unis, la Floride est le seul état qui a la même densité de retraités que le Japon – 18% de la population a plus de 65 ans. Mais la Floride est un modèle de notre futur collectif. Le Colorado en sera là aussi en 2020. L’Allemagne en 2006, la France en 2008, la Grande-Bretagne en 2012. D’une part à cause de la génération du baby boom, d’autre part car les soins de santé se sont améliorés et les gens vivent plus longtemps. Si vous mettez tous ces retraités en maison de retraite, c’est la faillite. Le Japon a cherché une voie différente, et l’a trouvée en introduisant une innovation monétaire.

Laissez-moi vous donner un autre exemple, déjà opérationnel aujourd’hui en Amérique. Il y a plusieurs centaines de systèmes basés sur les « dollars temporels » (« time dollars ») aux Etats-Unis. L’unité de compte est l’heure. Je fais quelque chose pour vous ; j’obtiens un crédit d’une heure, tandis que vous avez un débit d’une heure. Si je peux utiliser ce crédit avec quelqu’un d’autre, alors cela crée une devise entre nous. Pour ces personnes prêtes à donner de leur temps, cette monnaie émerge automatiquement. Ca ne marche pas tout à fait ainsi avec les dollars, n’est-ce pas ? L’un de nous deux doit d’abord obtenir des dollars en allant les gagner en dehors de notre communauté.

Les dollars temporels apportent une aide considérable dans de nombreuses communauté où l’argent est rare : dans les ghettos, les communautés retirées, les zones d’important chômage. Il y a 31 états aux Etats-Unis payant des employés à mettre en place des systèmes de dollars temporels, car ils résolvent des problèmes sociaux. Il existe de tels systèmes à Chicago, d’autres, assez grands, en Floride. Par exemple à Chicago il y a des quartiers entiers qui ont utilisé des dollars temporels pour créer un système de surveillance de quartier afin de mettre fin à la drogue (ndt : quel dommage… ) et aux gangs. Cela fonctionne, ne coûte rien au contribuable, ne crée pas d’immense bureaucratie, et met la résolution des problèmes locaux dans les mains de ceux qui les connaissent le mieux.

RD: Comment dépensent-ils leurs crédits en dollars temporels ?

BL: Hé bien, c’est un circuit fermé. Si je vous rends un service je gagne un crédit que je peux utiliser avec n’importe quel membre qui fait partie du système. Je ne peux pas acheter de voiture ou payer ma note de télephone avec ce système parce que les concessionaires et les opérateurs n’y participent pas ; mais je peux obtenir des services – faire réparer ma voiture, faire repeindre ma maison, faire garder mes enfants.

L’inventeur du système de dollars temporels est Edgar Cahn, auteur du livre No More Throw-Away People (Essential Works Ltd, 2000). Il affirme que si vous ne pouvez pas être compétiteur dans l’économie du dollar, vous êtes exlu du système. Il montre comment le système de dollars temporels offre une solution à ce mécanisme, car il opère en parallèle de l’économie compétitive conventionnelle, et crée un environnement auquel chacun peut contribuer.

RD: Alors vous prédisez un monde avec beaucoup de ces monnaies alternatives ?

BL: Je ne les qualifie pas d’alternatives, car elles n’ont pas pour but d’abolir ou de remplacer les devises nationales. Je n’affirme pas que nous pourrions ou devrions abandonner les devises nationales ou l’économie compétitive. Il s’agit dans notre cas d’un système de devises complémentaires. Il facilite les échanges additionnels à ceux du système usuel. Il permet de mettre en relation des besoins non satisfaits avec des ressources non utilisées.

RD: Je ne vois pas comment vous allez payer votre loyer avec ça.

BL: Vou savez, à Ithaca, New York, il existe une devise appelée l’heure Ithaca, et certaines personnes payent une partie de leur loyer avec ça. Pas la totalité, pour certains c’est 50/50, pour d’autres 80/20. Et le propriétaire peut aller au marché et acheter ses légumes et ses oeufs avec.

RD: Donc les grandes choses –le transport, le logement, l’alimentation–, sont couvertes dans le concept de devises complémentaires ?

BL: Tout dépend de l’accord que vous constituez, et qui vous y incluez. Laissez-moi vous donner un exemple tiré de la vie réelle. A Curitiba, la capitale de l’état du Paran au Brésil, si vous apportez vos déchets triés, vous recevez des tickets de bus. Donc à Curitiba, le transport public fait clairement partie de leur système de devises complémentaires.

Cela dépend des accords que vous avez avec votre propriétaire, avec la companie de transports, avec l’université, avec la communauté des affaires. Ca dépend simplement de qui veut ou serait prêt à participer. Vous ne pouvez forcer personne à accepter cette devise. Ce n’est pas ce qui est techniquement appelé une « devise légale ». Je les appelle « devises communes » ; elles sont communément acceptées comme paiement pour des dettes, sans coercition ou moyens légaux.

RD: Je comprends que le gouvernement souhaite sa part du gâteau sur les transactions de troc, comme s’il s’agissait de transactions comptant (« cash »).

BL: Oui, et ces taxes devront être payées en « devises légales », i.e. en dollars. Le problème de la taxe n’a rien à voir avec la monnaie utilisée lors de l’échange, mais avec le type de transaction que vous effectuez.

Supposons que je sois plombier. Je viens chez vous et je répare la tuyauterie. Et vous me payez avec un bon gâteau. Je suis supposé déclarer la valeur de ce gâteau et payer un impôt dessus, car je suis dans le business de la plomberie. Maintenant supposons que je sois professeur dans une université. Je viens réparer votre robinet. Vous me donnez un billet de 100 dollars. Je ne suis pas obligé de le déclarer, car je ne suis pas dans le business de la plomberie. Comme je le disais : ce n’est pas la devise utilisée qui détermine si une transaction est taxable ou pas, c’est la nature de cette transaction.

Un fait intéressant est qu’il y a une devise complémentaire, le dollar temporel, dont nous avons parlé plus tôt, qui est officiellement exempt d’impôts aux Etats-Unis. C’est utilisé exclusivement pour remédier à des problèmes sociaux, et le Fisc a légiféré : les systèmes de dollars temporels ne sont pas imposables.

RD: Il me semble que les monnaies complémentaires, troc inclus, devraient être exemptes d’impôt, car elles apportent des solutions à un problème social.

BL: Dans ce cas je vous suggère de mener une campagne pour promulguer une telle loi. Actuellement ce n’est pas ce que la loi américaine dit.

L’utilisation de devises complémentaires est assez récente. Ca n’a décollé que ces quinze dernières années. Même en 1990 il y avait moins de cent systèmes de devises complémentaires dans le monde. Aujourd’hui il y en a plus de quatre mille. C’est vraiment en train de prendre.

RD: Et vous voudriez que ça continue à se développer ?

BL: Je pense qu’il s’agit d’un outil utile pour résoudre un certain nombre de nos problèmes. Cela donne la possibilité de créer véritablement une société plus gentille.

J’ai passé l’été dernier à Bali. Les gens sont remarquablement artistiques sur cette île. Leurs communautés sont inhabituellement fortes. Ils ont des festivals qui vous retournent complètement la tête, et qui peuvent durer un mois. Ils passent du bon temps. C’est une société comparativement non-violente. Et ce que j’ai trouvé est que ce n’est pas une simple coïncidence s’ils utilisent un système monétaire dual depuis plusieurs siècles. Toutes ces caractéristiques inhabituelles de Bali s’avèrent directement entretenues par leur système monétaire dual. Je suis en train de publier un article détaillé sur ce mécanisme dans la prochaine parution de la revue Reflections, le journal de la Society of Organizational Learning au MIT.

RD: Comment le système monétaire conduit-il à ces résultats ?

BL: Pratiquement tous les habitants de Bali participent à un système dual de devises. La première est la devise nationale conventionnelle, la roupie indonésienne ; la seconde est une devise temporelle dont l’unité est un bloc de temps d’environ trois heures. Cette seconde devise est créée et utilisée au sein du « banjar », qui est une entité communautaire constituée d’entre 50 et 500 familles. C’est dans chaque banjar que les décisions sont prises démocratiquement pour tous les grands projets communautaires. Il peut s’agir d’organiser un festival, ou de construire une école. Pour chaque projet ils font toujours deux budgets complémentaires, une en devises nationales, une en temps. Cette seconde devise, appelée « narayan banjar » –ce qui veut dire travail pour le bien commun–, est créée par les populations elles-mêmes. Elles n’ont pas à entrer en compétition avec le monde extérieur pour obtenir cette seconde devise, et cela promeut la coopération entre les membres de la communauté. C’est une devise yin, elle est plus féminine par nature. Et elle complémente la devise nationale, qui est une devise de compétition et donc yang, de nature masculine.

Voilà pourquoi ça marche : les communautés pauvres n’ont pas beaucoup de devises nationales à disposition, mais elles ont tendance à avoir beaucoup de temps. Dans les communautés riches c’est plutôt l’inverse : les gens ont beaucoup de devises nationales, mais peu de temps. Dans chacun des cas, chaque banjar est capable de créer des événements extraordinaires simplement en utilisant davantage le type de devise, nationale ou temporelle, dont ils disposent le plus. Cette balance est une contribution clé à l’esprit communautaire inhabituellement fort prévalant à Bali. Et ce n’est pas simplement parce qu’ils sont Hindous. Il y a presque un milliard d’Hindous en Inde et ils ne se comportent pas de cette façon. C’est un exemple de comment une monnaie peut faire la différence.

RD: Nous avons un fort attachement national à notre monnaie, nous nous inquiétons pour elle. Donc notre relation à l’argent influence ce que nous sommes et comment nous nous voyons.

BL: Oui, vous avez raison. Mais il est intéressant que les sociétés utilisant différents types de monnaies ont également des émotions collectives très différentes vis-à-vis de l’argent. La théorie généralement acceptée –datant d’Adam smith–, est que la monnaie est neutre. L’argent est supposé être simplement un moyen d’échange passif. Supposément cela n’affecte pas le type de transactions que nous effectuons, ou le genre de relations que nous établissons en faisant ces échanges. Mais les faits sont là : cette hypothèse se révèle incorrecte. La monnaie n’est pas neutre.

Revenons à l’exemple du fureai kippu que j’ai évoqué précédemment, la devise pour les soins des retraités au Japon. Une enquête parmi les retraités leur a demandé ce qu’ils préféraient: les services rendus par les personnes payées en yens, la monnaie nationale, ou les services rendus par les personnes payées en fureai kippu. Réponse unanime : les services payés en fureai kippu, « car les relations sont différentes ». C’est un exemple de preuve que la monnaie n’est pas neutre.

Un autre exemple : il y a typiquement une certaine reluctance entre des amis à payer pour une aide avec de la monnaie nationale. Si un ami vous aide à déménager ou à peindre et vous le payez avec la monnaie nationale, ça ne sonne pas normal. Intéressant n’est-ce pas ?

RD: Alors les gens appréhendent différemment les devises complémentaires et les devises nationales ?

BL: Oui, des sondages ont été menés dans plusieurs pays prouvant que c’est le cas. Les devises conventionnelles sont construites pour créer de la compétition, et les devises complémentaires sont construite pour promouvoir la coopération, et il est important d’être conscient que les deux peuvent être disponibles pour nos échanges.

Selon une étude de Paul Ray (auteur de The Cultural Creatives, Harmony Books, 2000), 83% des Américains croient que la priorité absolue doit être de reconstruire la communauté. Le mot communauté vient du latin, « cum munere ». « Munere » signifie « donner », et « cum » signifie « avec », « parmi », « mutuellement » ; donc « communauté » signifie « se donner mutuellement ». En bref il ressort que les échanges en dollars ont tendance à être incompatibles avec une économie de cadeaux. Ce qui n’est pas le cas avec les devises complémentaires.

RD: Etes-vous en train de dire que vous ne pouvez pas avoir de communauté dans le cadre des échanges en dollars ?

BL: Je dis que l’usage exclusif dans une communauté d’une devise programmée pour la compétition tend à être destructif. Ce n’est pas une théorie. Nous avons vu cela se produire au niveau de tribus, avec l’effondrement des sociétés traditionnelles. J’ai moi-même vu un cas au Pérou, chez les Chipibos en Amazonie. Cette tribu existait depuis des milliers d’années. Quand ils ont commencé à utiliser la monnaie nationale entre eux, la fabrique communautaire toute entière s’est écroulée en l’espace de cinq ans.

La même chose s’est produite ici au 19e siècle dans le nord-ouest des Etats-Unis et au Canada, dans les sociétés traditionnelles indigènes. Dès le moment où ils ont commencé la monnaie de l’homme blanc entre eux, tout s’est effondré.

RD: Pensez-vous que les devises complémentaires peuvent vraiment transformer notre planète ?

BL: Oui. Bali est un exemple parfait démontrant que l’utilisation à long terme d’un système dual de devises crée une société différente. Trente pour-cent de la vie d’un adulte d’un habitant de Bali se déroule dans l’espace du yin, la devise féminine, qui est la devise temporelle. A l’opposé, nous passons près de 100% de notre temps dans la devise yang, masculine, compétitive. Ces 30% de temps consacrés à des activités communautaires engendrent une autre société, où chacun peut devenir un artiste, où la fabrique communautaire est plus forte, où le réseau de sécurité sociale est fiable, où l’abandon est inconnu. Cela entretient un extraordinaire sentiment de confiance et une meilleure qualité de vie.

RD: Et vous pensez que ce type de culture et de communauté peut exister à d’autres endroits, avec des religions et des cultures complètement différentes ?

BL: La réponse brève est oui. Nous avons des cas exemplaires en provenance du Japon, du Mexique, du Brésil, et des Etats-Unis, montrant que les devises complémentaires transforment les relations entre les gens.

RD: Dans un monde vraiment transformé, une communauté utiliserait-elle de multiples devises complémentaires ainsi que la monnaie nationale ?

BL: Pas nécessairement. Ce qui a commencé à se produire récemment est une intégration – nombre de services qui utilisaient des devises complémentaires très spécialisées ont commencé à fusionner ces monnaies en une unique monnaie locale, à but social. Par exemple, les jeunes s’occupant des retraités au Japon utilisent leurs crédits pour payer partiellement leurs frais de scolarité universitaires, donc nous résolvons deux problèmes en même temps. Cela fournit un moyen additionnel de faire bouger les choses qui est impossible autrement quand la monnaie nationale est rare. Souvenez-vous, les monnaies complémentaires permettent simplement des mises en relation entre des besoins non satisfaits et des ressources non utilisées.

RD: Internet et les systèmes de paiement électroniques offrent-ils des moyens pour la création de devises complémentaires ?

BL: Je suis convaincu que la raison pour laquelle les systèmes complémentaires se développent aujourd’hui est le bas coût de l’informatique. Pensez-vous qu’American Airlines aurait des coupons de fidélité s’ils avaient besoin d’une armée de comptables pour mettre à jour vos kilomètres ? Ce n’est pas un hasard si 95% de la monnaie complémentaire à but social est électronique.

RD: Alors, peut-on acheter un kit pour créer une monnaie ?

BL: Tout à fait. Il existe même déjà différents logiciels gratuits disponibles pour cela. L’un d’eux est consacré à la gestion d’un SEL, Système d’Echange Local (LETS, Local Exchange Trading System). Un autre permet la mise en place d’un système de dollars temporels. Nous sommes en train de créer une fondation à but non lucratif à Boulder, l’Access Foundation, dont l’objectif est de fournir des informations indépendantes sur tous les différents systèmes de monnaies complémentaires disponibles dans le monde, et sur le site il sera possible de télecharger les logiciels correspondants. Le site (www.accessfoundation.org) est prévu d’etre opérationnel au début de l’automne.

Actuellement, notre plus grand problème avec l’argent et les monnaies est l’inconscience. Nous ne sommes pas conscients de ce que nous faisons avec l’argent. Nous n’avons pas réellement pensé à ce que l’argent nous fait ; nous pensons qu’il est neutre, donc que ça n’a pas d’importance. Mais l’argent n’est pas neutre. Il nous façonne, nous et nos sociétés. La première chose qui doit se produire avant que les systèmes monétaires complémentaires ne puissent avoir un effet à grande échelle est un décalage dans les consciences et les mentalités.

RD: Vous voulez dire, nous devons être conscient de comment l’argent fonctionne ?

BL: Laissez-moi vous poser une question. Avez-vous compté le nombre de jours de votre vie où vous étiez prêt à gagner de l’argent ? Et quand vous avez de l’argent, à le gérer ou à le dépenser ? Et maintenant, pensez aux heures pendant lesquelles vous vous êtes demandé ce qu’est l’argent. Je soupçonne qu’elles soient peu nombreuses. Nous dépensons des immenses quantités d’énergie à essayer de gagner quelque chose qu’au fond nous ne comprenons qu’étonnamment peu.

RD: C’est comme la pluie. On s’adapte.

BL: Oui, mis à part que la pluie n’est pas créée par l’homme. C’est précisément la différence. Nous traitons l’argent comme un cadeau divin, comme la pluie ou le nombre de planètes du système solaire. Mais ça ne l’est pas. Si vous n’aimez pas la qualité de la pluie vous n’y pouvez pas grand chose. Si vous n’aimez pas votre système monétaire vous pouvez peut-être faire quelque chose.

Supposez qu’un Martien atterrisse à Denver, dans un ghetto. Il voit que les maisons ne sont pas entretenues, les enfants ne sont pas éduqués, les retraités sont en difficulté, les arbres meurent. Il voit toutes ces choses, et découvre en même temps qu’il y a des gens et des organisations équipés et prêts à résoudre tous ces problèmes. Donc le Martien demande « Qu’est-ce que vous attendez ? » La réponse : « Nous attendons de l’argent. » « C’est quoi l’argent ? » demande le Martien. « C’est un accord dans une communauté d’utiliser quelque chose comme moyen d’échange. » Ne pensez-vous pas que le Martien repartira de notre planète avec le sentiment qu’il n’y a pas de vie intelligente ici ?

Le point est : si l’argent est un accord au sein d’une communauté d’utiliser quelque chose comme moyen d’échange, nous pouvons créer de nouveaux accords, n’est-ce pas ? C’est exactement ce que font déjà de nombreuses personnes dans le monde. Alors pourquoi ne le faisons-nous pas ici ? Attendre que l’argent traditionnel vienne résoudre tous nos problèmes, n’est-ce pas attendre Godot ?

RD: Est-ce cela votre campagne dorénavant ? Vous en avez fini avec les banques centrales belges ?

BL: J’essaye de contribuer à un changement de conscience concernant l’argent. Je crois que par un petit changement dans le système monétaire nous pouvons amener d’énormes améliorations dans notre système social. C’est le levier le plus puissant pour un changement dans notre société, et bizarrement très peu de gens le considèrent. Si vous lancez un nouveau système de devises complémentaires, il peut s’auto-perpétuer et faciliter les transactions pour toujours.

Vous connaissez le proverbe, si vous voulez nourrir quelqu’un, donnez-lui un poisson. Si vous voulez réellement l’aider, apprenez-lui à pêcher. C’est juste une leçon de pêche – vous en ferez ce que vous voudrez. Vous pouvez prendre un gros poisson, ou un petit poisson, ou vous pouvez choisir de ne pas pêcher du tout. A vous de voir les sujets que vous voulez traiter dans votre communauté, et il y aura un système de devises qui pourra vous aider.

Entretien avec Bernard Lietaer, par Ravi Dykema, Nexus, 2003
Traduction fr : Little Neo, nov 2008
« – His free lunch was his Last Supper. »

 

[1] Question à laquelle Nietzsche répond :

Oh meine Brueder, ich weihe und weise euch zu einem neuen Adel: ihr sollt mir Zeuger und Zuechter werden und Saeemaenner der Zukunft, wahrlich, nicht zu einem Adel, den ihr kaufen koenntet gleich den Kraemern und mit Kraemer-Golde: denn wenig Werth hat Alles, was seinen Preis hat.

soit :

O mes frères ! je vous investis d’une nouvelle noblesse que je vous révèle : vous devez être pour moi des créateurs et des éducateurs, – des semeurs de l’avenir, en vérité, non d’une noblesse que vous puissiez acheter comme des épiciers avec de l’or d’épicier : car ce qui a son prix a peu de valeur.

Bizarre ce Nietzsche.

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